7 – SORTIE DU TOMBEAU

Dans la nuit du 18 au 19 juin, le silence du grand cimetière situé au nord-est de la capitale britannique fut troublé par des bruits de pas, d’étranges allées et venues.

Une ombre avançait sous les cyprès du chemin entre les pierres tombales.

Ayant traversé la moitié à peu près de la nécropole sous son voile nocturne, l’ombre, celle d’une femme, apparemment, se trouva soudain en présence de plusieurs caveaux surmontés les uns et les autres d’une construction en forme de temple. Son visage qui, à ce moment se trouvait éclairé par la lune, était affreusement pâle.

Puis l’ombre essaya d’entrebâiller de ses mains délicates la grille d’un caveau qu’elle devait croire ouvert. Mais la grille était fermée par une lourde serrure. Sans s’épuiser en efforts inutiles, ayant émoussé les menus outils sur lesquels, sans doute, elle comptait, la jeune femme au comble de l’émoi se laissa choir sur le gazon, en proie au désespoir.

Convaincue de l’inanité de ses efforts, elle se tordit les bras. Des sanglots lui montèrent à la gorge.

Mais à quoi bon crier ? pourquoi aurait-elle appelé ?

 Les morts dans les cimetières n’entendent pas, et la grande dame était seule certainement.

Aucun bruit ne venait troubler le silence.

Réagissant contre sa prostration première, la femme mystérieuse, dans un suprême effort de volonté, tenta encore d’ébranler la grille qui la séparait de l’intérieur du caveau d’où montait un courant d’air glacial.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle, que devenir ? que faire ?

Ses doigts s’ensanglantaient, la grille ne s’ouvrait toujours pas.

Soudain, elle s’arrêta. On avait marché.

Qui donc, pouvait errer comme elle, dans ce cimetière à cette heure de la nuit ?

Une silhouette se profila le long des tombes, celle d’un homme armé d’une pioche.

La dame blonde l’aperçut avant d’être découverte par lui.

Mais l’homme, cependant, devait se douter de quelque chose d’anormal. Tout en marchant, il regardait autour de lui, semblait scruter l’ombre, jeter des coups d’œil inquisiteurs dans les massifs de fusains, sous l’ombrage des cyprès autour des sépultures.

La dame anéantie, et soupçonnant peut-être que ce nouveau venu allait lui apporter un secours inespéré, n’essaya pas de se dissimuler.

L’homme, lorsqu’il l’aperçut enfin, eut un soubresaut et s’arrêta sans rien dire en face d’elle, stupéfait.

Il portait un vêtement à boutons de métal et galons d’argent.

Lorsqu’il eut suffisamment regardé l’inconnue, l’homme l’interrogea :

— Pardieu, madame, je suis fort étonné de vous trouver ici, et, comme je n’ai pas l’honneur de vous connaître, je serais très heureux de savoir qui vous êtes ? Vous n’ignorez pas que les règlements de la municipalité interdisent à toute personne étrangère à l’Administration du cimetière, de pénétrer dans ce lieu en dehors des heures régulières de visite. Mon devoir est de vous conduire au poste de police où vous vous expliquerez…

La dame s’était relevée.

C’était assurément une excellente comédienne, car, dissimulant son émotion, refoulant ses larmes, elle avait pris l’air à la fois suppliant et aimable pour répondre au fossoyeur :

— Pardonnez-moi, monsieur, murmurait-elle, et ne m’accablez pas… Hélas, je sais que je suis coupable… mais il y a à toute faute des excuses et je suis sûre que, lorsque je me serai expliquée, vous reviendrez sur votre décision de me conduire au poste de police… Je suis une femme du monde bien malheureuse, et j’aimerais mieux mourir.

— Il ne s’agit pas, madame, de mourir, mais bien de me fournir les explications qui, certainement, justifieront votre présence.

— Cette grille, dit la dame, est fermée à clef. Pourquoi ne peut-on pas l’ouvrir ?

— Elle est fermée à clef, en effet, madame, des cercueils y ont été déposés hier et cet après-midi encore.

— Je sais bien, répondit-elle, c’est pour cela justement que je suis venue, c’est pour cela que je me désespère.

— Pourquoi donc, madame ?

À mots précipités, hachant ses phrases, se rapprochant de plus en plus du fossoyeur, comme si elle voulait le convaincre en l’hypnotisant de son regard étincelant, la grande dame parla tout d’un trait :

— Le dernier cercueil que l’on a descendu dans ce caveau est celui d’un parent, d’un ami… d’un être que j’aime… que j’aimais plus que tout au monde. Une erreur effroyable a été commise… on a enfermé dans cette bière un document de la plus haute importance, et… tenez… j’aime mieux tout vous avouer, car je veux croire que vous allez m’aider, j’étais venue dans l’intention d’ouvrir cette bière et d’y prendre le document.

L’homme haussa les épaules.

— C’est impossible.

— Oh ! ne me dites pas ça, s’écria-t-elle, ce serait vouloir ma mort, ce serait provoquer le drame le plus affreux qu’il soit possible d’imaginer. Je vous en prie, monsieur, puisque la chose est en votre pouvoir, ouvrez cette grille, ouvrons ce cercueil.

— C’est absolument interdit, fit observer l’homme, interdit par l’Administration. Quiconque enfreindrait cet ordre serait puni.

À ces paroles peu encourageantes, la grande dame eut cependant un léger sourire de triomphe.

Discrètement, elle tira de son réticule, un petit portefeuille qu’elle glissa presque de force dans la main du fossoyeur.

— Je vous jure, dit-elle, que nul n’en saura rien… nous aurons vite fait… au nom du Ciel aidez-moi.

Une lutte poignante devait s’être engagée dans la conscience du fonctionnaire.

Certes, ce que lui demandait cette femme était étrange, anormal, non pas impossible comme il l’avait dit. Rien ne lui était plus simple, en effet, que d’ouvrir la grille du caveau, que de descendre les quelques marches qui conduisaient à la crypte pour aller ouvrir le cercueil.

Mieux que personne, le fossoyeur savait que le cimetière était désert, que nul ne viendrait les surprendre.

Il était honnête homme et respectueux de la consigne, mais il n’était pas riche certes, et chargé de famille.

Cette personne appartenait sûrement au grand monde et ce qu’elle disait devait être vrai, et le fossoyeur savait par expérience que ce n’est pas par pure curiosité ou simple gaieté de cœur que l’on désire faire ouvrir un cercueil.

Après de longues hésitations, cédant enfin aux objurgations de plus en plus vives de son interlocutrice, le fossoyeur acquiesça.

La grille s’ouvrit, l’homme et la femme descendirent doucement dans le caveau glacial éclairé par la lune.

Il y avait là plusieurs cercueils rangés les uns à côté des autres, attendant leur inhumation définitive.

Une grande bière, sur le couvercle de laquelle était fixée une plaque de métal portant cette simple inscription :

Tom Bob

retint l’attention de la dame blonde.

Elle désigna du doigt le cercueil au fossoyeur.

Celui-ci, résolu à tenir sa promesse jusqu’au bout, avec une dextérité de professionnel, enleva de la pointe de son couteau les vis à peine enfoncées du couvercle de chêne. Le couvercle se rabattit bientôt. Le mort apparut.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage calme et reposé, au cheveu rare, argenté sur les tempes. Il paraissait dormir et ses membres n’avaient même pas la rigidité habituelle des cadavres.

— Dépêchez-vous, madame, dit le fossoyeur qui s’était écarté.

La grande dame s’était jetée à genoux près de la bière ouverte, et avant que le fossoyeur ne fût revenu de sa surprise, elle avait renversé le contenu d’une fiole dissimulée dans le creux de sa main, sur les lèvres du mort.

Le fossoyeur avait poussé un cri d’épouvante :

— Ah ! madame… que voulez-vous donc faire ?

Mais l’émotion, le cloua sur place, ému, hébété, évanoui, on ne savait pas.

Quelques secondes après, le mort revenait à la vie. Ses paupières remuaient, ses bras eurent quelques contractions. L’homme enfin se redressa.

Ses lèvres s’agitèrent, il parla :

— Lady Beltham, murmura-t-il, merci, je vous attendais.

Lady Beltham, car c’était elle, en effet qui avait assumé la redoutable tâche de venir ouvrir le cercueil de Tom Bob, eut un mouvement d’angoisse :

— Vous étiez donc réveillé ? fit-elle.

— Depuis une heure, répliqua le ressuscité, je vous entendais, mais je ne pouvais faire le moindre mouvement. Si mon esprit vivait, mon corps était encore plongé dans la catalepsie.

— Tom Bob, implora lady Beltham, partons… fuyons.

L’homme sur la bière duquel on avait écrit le nom célèbre de « Tom Bob » se leva lentement. Mais il avisa le fossoyeur évanoui.

— Celui-là, qu’est-ce qu’il fait ?

Lady Beltham expliqua le précieux concours que lui avait prêté le fossoyeur, elle insista sur le malheur irréparable qui aurait résulté de son refus de coopérer.

Tom Bob, cependant, qui sentait peu à peu renaître en lui son irréductible vigueur, son admirable robustesse, demeurait songeur, les sourcils froncés.

— Ce fossoyeur, articula-t-il enfin, lentement, est un témoin… fâcheux.

— Grâce pour lui, Tom Bob, dit lady Beltham.

Mais Tom Bob ne l’écoutait pas. Déjà il se penchait sur le corps inerte du fossoyeur. La commotion avait été violente, l’homme ne reprenait toujours pas connaissance. Tom Bob eut un sourire affreux, en considérant celui qui allait être sa victime. Ses mains musclées et vigoureuses se nouèrent autour du cou du fossoyeur, puis ses doigts serrèrent longuement, cependant que le pouce comprimait avec énergie les carotides et la trachée-artère. Le malheureux n’eut pas un mouvement de révolte, ne fit pas un geste.

À peine entendit-on un léger râle s’échapper de sa gorge, puis sa tête retomba en arrière, cependant que ses lèvres devenaient toutes blanches et que ses yeux se révulsaient.

Lady Beltham, épouvantée, s’était laissée tomber sur les dalles de pierre qui constituaient le sol du caveau.

De ses yeux fixes, agrandis par l’épouvante, désormais, elle regardait faire Tom Bob.

Tom Bob avait soulevé le cadavre du fossoyeur, sa force herculéenne lui était entièrement revenu, et Tom Bob prenait le mort à pleins bras, l’emportait pour le déposer ensuite dans le cercueil, dont lui-même venait de sortir quelques instants auparavant.

Tom Bob, cet acte horrible accompli, revissa le couvercle sur la bière avec une hâte fébrile, et quelques minutes plus tard, l’ordre était rétabli dans la crypte.

Dans les cercueils, rangés les uns contre les autres, il n’y avait plus désormais que des morts… que de véritables morts.

***

La nuit n’était pas encore achevée que Tom Bob et lady Beltham se retrouvaient dans une petite maison isolée de la banlieue de Londres.

Cependant, lady Beltham luttait encore pour réagir contre l’émotion qui l’avait torturée.

Tom Bob, lui, fit une toilette minutieuse, puis s’apprêta à partir.

— Tom Bob, dit lady Beltham, vous me quittez, vous m’abandonnez, moi qui vous ai sauvé ?

— Je vous ai sauvée aussi, répliqua Tom Bob, et je vous sauverai encore, mais un homme, même un homme comme moi, n’a qu’une parole. J’ai juré, je vais tenir mon serment.

Lady Beltham épouvantée, car sans doute elle comprenait la décision du mystérieux personnage qu’elle venait d’arracher à la mort la plus affreuse, interrogeait douloureusement :

— Mais que comptez-vous faire ?

— Voir Juve, déclara Tom Bob, voir Juve auquel j’ai promis de rendre Fandor, Juve à qui j’ai donné rendez-vous trois jours après mon enterrement.

Lady Beltham avait une exclamation de surprise :

— Vous rendrez Fandor à Juve, dit-elle, savez-vous donc où il se trouve ?

Gravement, Tom Bob affirma :

— Je sais où se trouve Fandor, madame, et je le rendrai à Juve, car en rendant Fandor j’obtiendrai de mes adversaires le répit dont j’ai besoin pour accomplir l’œuvre que je médite depuis quinze ans.

— Tom Bob, s’écria encore lady Beltham, est-ce possible ? c’était donc vrai ?

— C’était la vérité, madame… et, quoi qu’il arrive, n’oubliez jamais que l’amour le plus puissant est…

— Est ?

— L’amour paternel.

Tom Bob, qui venait d’échapper si miraculeusement à une mort horrible, n’était pas seulement le plus célèbre des détectives anglais, membre du Conseil des Cinq. C’était encore et surtout, Fantômas.

Fantômas dont les dernières paroles à son vieil adversaire, avaient été :

— Juve… à dans trois jours.

***

Juve, après avoir compté les jours, comptait les heures. Le soir venait. Avec la nuit toute proche, allait s’achever la troisième journée, allait se terminer le délai fixé par Fantômas. Juve reverrait-il le bandit ?

Certes, sa décision était prise : si Fantômas ne revenait pas, Juve, le soir même, serait au cimetière, il aurait vu le chef de la police anglaise et lui aurait tout raconté. Il ferait ouvrir le cercueil.

Mais Juve ne voulait rien dire, Juve ne voulait pas agir avant l’expiration du délai.

Il était environ sept heures. À huit heures, l’inspecteur de la Sûreté reprendrait sa liberté d’action.

Juve, dans la petite chambre qu’il occupait dans un hôtel du centre de Londres, en proie à une vive émotion, allait et venait, incapable de tenir en place.

Soudain il tressaillit.

Un coup discret venait d’être frappé a la porte.

- Entrez, fit Juve, d’une voix étranglée par l’émotion.

La porte s’ouvrit.

Fantômas apparut…